
Dans un pays fragilisé par l’effondrement des institutions, la prostitution souvent désignée par l’euphémisme « commerce du charme » connaît une expansion inquiétante. Dans les rues de Port-au-Prince comme à Cap-Haïtien, Jacmel ou Gonaïves, ce phénomène illustre la précarité extrême qui frappe des milliers de femmes et d’adolescentes.

Selon une enquête d’ONU Femmes publiée en juillet 2024, plus de 88 % des femmes vivant dans les camps de déplacés n’ont aucune source de revenus stable. Face à ce vide économique, certaines n’ont d’autre choix que d’échanger leur corps contre de la nourriture, de l’argent ou une protection. Plus de 10 % des participantes à l’étude ont admis avoir recours à cette stratégie de survie.
Le témoignage de Micheline, 19 ans, originaire de Delmas 31, résume cette réalité brutale : « Mwen se sèl moun kap okipe frè m yo. Manman m mouri nan dènye atak gang lan. M pa gen lòt chwa. » Son histoire, loin d’être isolée, incarne le sort d’une génération privée d’alternatives.
Ce marché clandestin prend plusieurs formes : chambres improvisées dans les camps, exploitation sexuelle dans des zones contrôlées par des gangs, ou encore rapports imposés pour accéder à l’aide humanitaire et au logement. Les conséquences sont lourdes : selon l’Organisation mondiale de la santé, plus de 5 % des travailleuses du sexe en Haïti sont séropositives, tandis que violences physiques et psychologiques sont monnaie courante.
Le cadre légal haïtien, qui criminalise la prostitution par le biais de la notion de « débauche », n’offre aucune mesure de protection ni programme de réinsertion. « Le système actuel marginalise davantage ces femmes au lieu de leur proposer des solutions concrètes », déplore Me Jean-Marc Félix, avocat spécialisé en droits humains.
Pour l’ONG Femmes Solidaires, l’absence de politiques publiques adaptées accentue cette vulnérabilité : « Les femmes concernées sont laissées en marge des circuits officiels d’aide. » Peu d’initiatives interrogent le rôle des hommes, pourtant au cœur de la demande, et qui pourraient jouer un rôle dans la réduction du phénomène.
Malgré l’action de quelques ONG qui tentent d’apporter des alternatives économiques, l’engagement de l’État demeure limité. Briser les tabous, repenser la législation et soutenir des programmes de réinsertion apparaissent aujourd’hui comme des urgences.
La prostitution en Haïti ne peut être réduite à une question morale. Elle constitue un baromètre des fractures sociales, économiques et sanitaires d’un pays où la survie se monnaye parfois au prix du corps.